Par la fenêtre du Camelia Sinensis, je regarde un chauffeur qui, au volant de sa voiture arrêtée, pitonne sur son cell en attendant une place de stationnement. La place se libère. Les autos s’accumulent derrière lui. Courts coups de klaxon. Il s’extirpe de l’autre monde. Il bouge.
Sur ma table, un avertissement : « ZONE SANS TECHNO. Vous méritez bien une véritable pause dans votre journée. »
Tiens, je lisais justement, en m’en venant à pied, une chronique de Patrick Lagacé sur le maire du Plateau (parue le 29 septembre dans La Presse), ex-addict des réseaux sociaux. (Oui, je lisais sur mon cellulaire, traversant les rues avec mon porte-bébé, oui, je plaide très coupable.) Luc Ferrandez, aujourd’hui débranché, y raconte sa manie : « Ça remplissait tous les trous de mon agenda. J’ai pas lu un livre du temps où j’étais sur Facebook. […] Disons que mon fils s’intéressait un peu à la télé: je me considérais comme libéré, paf! j’allais sur Facebook, sur Twitter… Après avoir passé 10 heures au bureau! […] Comment ça se fait qu’un inconnu que t’as jamais vu a soudainement préséance sur ta blonde, ton enfant, ta mère? »
Encourageant, me suis-je dit : cette question émerge maintenant dans ces lieux mêmes qui nous coupent de la réalité, ces articles postés sur Facebook qu’on lit en marchant sur la rue. En admirant le petit écriteau ZONE SANS TECHNO du Camelia Sinensis rempli à craquer de clients, je me suis dit que c’était pas pire, que nous n’étions pas en perdition.
Notre dépendance aux écrans – qui commence de plus en plus tôt, comme me l’a rappelé ce petit gars de trois ans installé au fond d’un panier d’épicerie qui, pendant que sa mère jasait avec le boucher ou tâtait les sortes de pommes, gossait sur un iPhone, complètement immobile, les yeux sur l’écran, le dos courbé… – notre dépendance aux écrans, donc, ne mènera pas l’humanité tout entière dans une existence irréelle qui ne laisse aucune place aux rapports humains et à la jouissance du moment présent, éléments essentiels de notre santé mentale. Il existe, quelque part dans l’humain, des digues.
Il y a ces dépendances qui sont partagées par un si grand nombre de personnes qu’on ose à peine les appeler « dépendances ». Un pourcentage écrasant d’États-Uniens sont addicted au fast-food et le tiers du pays est obèse. Comme pour d’autres toxicomanies, ça détruit leur santé et leur estime d’eux-mêmes, ça jette une grosse ombre sur toute leur vie. Ma mère, qui a vécu avec des alcooliques, me disait : « Tu sais que quelqu’un a un problème d’alcool quand il se cache pour boire ». Combien d’utilisateurs se cachent pour aller sneaker subrepticement sur Facebook sans subir de remontrances? Elle me disait aussi : « Être alcoolique? C’est ne pas être capable d’arrêter, même si tu veux. » Combien, après avoir annoncé dans un dramatique statut qu’ils quittaient Facebook pour de bon, étaient comme par hasard de retour dans notre newsfeed quelques semaines plus tard?
Heureusement émergent de partout les récits de ceux qui réalisent qu’ils sont incapables de mesure dans leur utilisation des réseaux sociaux et qui ont décidé de s’en sortir. Comme dans une vaste rencontre virtuelle de AA…!
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