Ils sont chauffeurs de taxi, ont un tout petit resto ou louent une chambre à des touristes (ce qui, à Cuba, équivaut au sommet de l’entrepreneurship). Ils disent qu’ils aimeraient vivre comme chez nous, que chez eux leurs enfants n’ont pas d’avenir.
Le soir, sur les places, du monde et de l’activité à ne plus savoir où jeter le regard. Et ce n’est ni pour la frime, ni pour ramasser des dollars : nous sommes les seuls touristes à la ronde. Orchestres, musiciens ambulants, poneys qui tirent des voiturettes pour enfants, petit manège grinçant pour asseoir les tout-petits, vendeurs de suçons, d’arachides, de pâte sucrée frite dont je ne me souviens plus le nom, petites cavernes ouvertes sur la place faiblement éclairée, pleine de livres poussiéreux, d’oeuvres d’art à vendre. Et surtout, du peuple. Des enfants qui courent en hordes avec personne pour leur dire : «où est ta maman?» Tout ça, tous les soirs, avec plus d’intensité la fin de semaine. Je dis que j’écris. Au lieu du regard sceptique auquel je me suis habituée chez moi, on dit : «La poésie? C’est très bien! Des chroniques, oui!», et on me nomme des écrivains latinoamériacains qui ont aussi fait des chroniques. L’art et la culture ont la cote et il ne semble venir à l’idée de personne de dire que, pendant qu’on manque de médecins, on dépense de l’argent à faire vivre des putains d’artistes.
Pendant que les adultes palabrent entre eux, les enfants-comètes font vibrer leur plein potentiel d’énergie et de joie dans une liberté exotique, chose rarement donnée aux enfants de chez nous. Je demande. Quand on dit «avoir un avenir», on veut dire quoi? Améliorer sa situation matérielle, celle des enfants. Qu’un jour ils puissent découvrir le monde, aussi, comme moi. Alors c’est vrai, me dis-je, ils n’ont pas beaucoup d’avenir.
Mais, en revanche, ils ont un sacré présent. Riche. Naïf de ma part, direz-vous, n’empêche, j’ai bel et bien lu sur les visages et dans les voix entremêlées de musique live et de cris d’enfants excités des choses lumineuses que j’aperçois peu dans les fêtes d’ici. Cette facilité à se laisser aller dans un présent ordinaire, à y être de tout son corps et toute son âme comme de bons bouddhistes, ce naturel que nous avons perdu et que nous avons par conséquent beaucoup de mal à encourager chez nos enfants, voilà un luxe que nous avons bien du mal à nous payer (l’avenir prend trop de place dans nos têtes).
Tout le monde parle contre le système avec une désinvolture qui me surprend, dis-je à un chauffeur dissident. S’il y a des espions partout, pourquoi tout le monde parle-t-il sans censure? «Ah, répond le chauffeur avec une sincère tendresse pour son peuple, nous sommes comme ça, les Cubains, nous ne faisons de cas avec rien. Les informateurs, lorsqu’ils entendent un type dire «Je déteste Castro, je déteste le communisme», ils se disent : «Ah, es loco, c’est un fou» et ils passent leur chemin. Nous sommes comme ça, nous sommes joyeux, nous sommes légers, nous ne prenons rien au sérieux.
Alors voilà. Cet honneur fait au présent, ce n’est probablement pas le communisme, finalement. C’est juste Cuba.
Commentez sur "Impressions citadines par Catherine Dorion : Santiago de Cuba"