Les projets de « ville intelligente » essaiment un peu partout depuis quelques années. Après les métropoles américaines et européennes, c’est au Canada, et ici même à Québec, que le rêve de la smart city a commencé à faire son petit bout de chemin tant chez les groupes industriels que chez les élus municipaux.
Par Gabriel Côté
Parfois qualifiée de « ville numérique », de « ville connectée », ou encore de « cyberville », une ville intelligente est une cité utilisant les technologies de l’information et de la communication pour améliorer la qualité des services ou encore réduire leur coût.
En utilisant différents capteurs électroniques, une telle ville collecte des données afin de recueillir des informations, supposément en vue d’une gestion efficace des ressources et des actifs. Ainsi des données collectées auprès de certains dispositifs mécaniques permettrait par exemple une meilleure surveillance des systèmes de circulation et de transport (durée des feux rouges, application de traçage du trafic automobile).
Le conseiller municipal du district de Saint-Roch – Saint-Sauveur et ancien directeur général de Québec Numérique, Pierre-Luc Lachance, fait partie des apôtres de cette façon de penser la ville. Il était d’ailleurs de ceux qui ont porté la candidature de la ville au « défi des villes intelligentes » de 2017 à 2019
« On n’a malheureusement pas gagné le prix de 50 millions, et c’est très dommage, déplore-t-il. Notre projet était tourné vers la réduction des inégalités en santé, un problème important à Québec puisque les personnes défavorisées meurent en général 8 ans plus tôt que les autres. »
Il faut dire que malgré sa défaite, la Ville de Québec n’a pas du tout abandonné sa vision de la ville intelligente. L’expression est d’ailleurs éparpillée un peu partout sur le site de la ville, et notamment dans des documents de projets encore actuels comme la fameuse Zone d’innovation du littoral est.
« En fait, reconnait Pierre-Luc Lachance, la Ville n’est pas inactive sur ce dossier, mais elle n’a pas non plus de vision globale. On ne pourrait pas dire que toutes les décisions prises par l’administration municipale ont pour objectif de faire de Québec une ville intelligente (…). Mais un changement de culture en ce sens a été amorcé dès 2014. »
Une appellation imparfaite
L’expression fait sourciller. C’est exactement le genre de formule qui ne dit pas grand-chose et qui est propre à éveiller chez le citoyen normalement constitué un scepticisme salutaire.
Pour Dominic Cliche, conseiller à la commission de l’éthique en sciences et technologies, « l’appellation « ville intelligente » a quelque chose du buzzword ».
« Dans bien des cas, ce n’est qu’un slogan, souligne-t-il. En l’utilisant, on cherche par exemple à attirer des entreprises en se présentant comme un terreau fertile pour l’innovation. Car on peut très bien gérer une ville en suivant les grands principes de la smart city sans en utiliser le branding. Un gestionnaire me disait d’ailleurs récemment qu’il considérait cette expression comme un fourre-tout, permettant de donner une valeur ajoutée aux projets. »
Des préoccupations concernant des enjeux de sécurité
En Europe, plusieurs journalistes craignent que le gouvernement des villes passe à l’ère de la gouvernance algorithmique. « En dehors de quelques initiatives en matière de mise à disposition des données, de gestion ‘’intelligente’’ de l’éclairage public ou des bennes à ordures, la ‘’ville intelligente’’ se définit surtout par son volet sécuritaire. À tel point que les industriels parlent désormais de « ville sûre » », écrivait récemment le sociologue Félix Tréguer dans les pages du Monde Diplomatique.
En insistant sur l’importance de la résilience, c’est-à-dire sur la capacité à faire face à plusieurs « situations d’exception », tels que des événements climatiques extrêmes, des crises de santé publique, des accidents industriels, des débordements de rivières ou du transport impliquant des matières dangereuses, le projet de Québec ne fait pas exception.
Un projet pilote d’analyse des médias sociaux pour la détection de criminels est d’ailleurs en cours.
Mais les problèmes de la gouvernance par les données n’est pas seulement qu’un enjeu de sécurité, remarque Dominic Cliche.
« La gestion « algorithmique » des villes augmente le risque de gouvernance par l’expertise. En effet, rien ne garanti que les élus soient capables de porter un regard critique sur les données qui sont récoltés de différentes façons – que ce soit par le consentement des citoyens à transmettre certaines informations par le biais d’une application ou encore par des modélisations numériques de la ville. Il faudra alors que des experts, vraisemblablement issus du privé, s’occupent de l’interprétation des données. Mais il se peut que les intérêts d’une entreprise privée diffèrent de ceux d’une administration municipale, voire du bien public tout court. Alors il faut jouer de prudence.
« Et puis, des données, ça semble neutre, mais ça ne correspond pas à la réalité, ajoute le conseiller en éthique. Celles-ci sont très impersonnelles et elles doivent impérativement être corrigées par le vécu des citoyens. D’autant plus que les données sont facilement manipulables : on peut leur faire dire une chose et son contraire. »
« Un mouvement humain, pas technologique »
« Ce n’est en réalité qu’une composante parmi d’autres de la smart city, explique Pierre-Luc Lachance. Les enjeux concernant la sécurité et la collecte des données des citoyens sont sensationnalistes, mais ils ne sont un problème que si on a une vision strictement technologique de la ville intelligente. Car il ne s’agit pas à proprement parler d’une « ville numérique ». Les technologies sont des outils qui appuient l’innovation, ce ne sont pas des fins en soi. Bref, il s’agit non pas d’un mouvement technologique, mais d’un mouvement humain. »
Concrètement, une ville organisée dans cet esprit est une ville dont les différents secteurs d’activités sont suffisamment diversifiés pour éviter qu’une seule situation puisse venir perturber le bon cours des choses.
« Prenons l’exemple de la ville d’Asbestos. Toute son économie reposait sur l’amiante. Quand l’amiante s’est effondré, Asbestos est devenue une ville fantôme, tout le monde s’est enfui, le prix des propriétés a chuté. Ce n’était donc pas une ville intelligente. Plus près de nous, on peut penser au problème de l’agrile du frêne. Il y a une centaine d’années, on a planté des milliers de frênes sur le territoire de la ville. Quand est apparu le parasite, ça a été un problème très important – ce l’est encore d’ailleurs. Si nous avions planté une plus grande variété d’arbres, le problème aurait été moins important. C’eut été une gestion intelligente de la plantation d’arbres. »
« L’idée, conclut le conseiller municipal, c’est donc d’appliquer cette vision des choses aux enjeux de mobilité, de gouvernance, de développement durable, d’interaction entre les décideurs et les citoyens. »
Un bien ou un mal pour la démocratie?
Les apôtres de la ville intelligente maintiennent d’ailleurs que l’utilisation des technologies dans les consultations citoyennes mènera à un plus grand investissement de la population dans la prise de décisions.
« Avec la pandémie, on a vu à quel point les technologies pouvaient être utiles, souligne Marie-Josée Savard, vice-présidente du comité exécutif de la Ville et candidate à la mairie de Québec. On a pu mener de grandes consultations citoyennes en ligne. Et même en dehors de ce contexte, je suis persuadée que c’est là pour rester. Pour ne donner qu’un exemple, ça permet aux jeunes parents de prendre part aux consultations, dans le confort de leur foyer, eux qui normalement ne seraient pas disponibles pour se déplacer dans les consultations en personne, puisque celles-ci ont souvent lieu sur l’heure du souper. »
Mais s’il est vrai que les voies technologiques permettent de rejoindre plus facilement certaines personnes, il ne faut pas oublier qu’il ne s’agit que d’un outil parmi d’autres, avise Dominic Cliche.
« Avec l’essor des technologies dans les consultations publiques vient aussi le risque de fracture numérique. Ce n’est pas tout le monde qui a accès à un ordinateur, et il y a encore bien des gens qui ne sont pas compétents avec ces machines. Bref, le numérique peut faire tomber des barrières, mais il peut en créer d’autres », explique le conseiller en éthique.
L’ironie du sort
On serait alors en droit de se demander si le « changement de culture » proposé par les défenseurs de la smart city répond à un réel besoin.
« On parle souvent d’une crise de confiance envers les institutions démocratiques, rappelle Dominic Cliche. La solution envisagée par plusieurs législateurs est un surcroit de transparence envers la population. Mais il y a un problème éthique évident si les décideurs demandent en retour la transparence de la population envers elle. »
Bref, la ville intelligente propose une refonte du rapport entre les citoyens et les gouvernements, un rapport basé sur la communication, la transparence et la confiance mutuelle. L’ironie, c’est que la population n’a pas été consultée alors que la Ville a entrepris un tel changement de culture.
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