Il y a décidément de bonnes idées qui se perdent.
Par Georges-Albert Beaudry
Pendant plusieurs années, on a cultivé dans l’Est du Canada un rêve bien particulier : celui de bloquer le détroit de-Belle Isle afin d’empêcher les courants froids de l’Atlantique-Nord de pénétrer dans le golfe du Saint-Laurent, et de prolonger ainsi l’été de quelques semaines.
Cela n’était pas le rêve loufoque d’un original isolé. Des groupes d’ingénieurs y ont travaillé sérieusement. On en était venu à l’idée de faire une jetée de 18 km entre Terre-Neuve et le Québec-Labrador.
C’était si sérieux qu’en 1986, le premier ministre conservateur Brian Mulroney ainsi que plusieurs des membres de son cabinet reçurent sur leur bureau des documents faisant valoir les avantages de la fermeture du détroit de Belle-Isle.
À en croire les journaux de l’époque, la jetée aurait permis de relier Terre-Neuve au continent, et d’y faire passer l’électricité du Labrador.
C’eût aussi été l’occasion de faire passer des gazoducs et un chemin de fer, de produire de l’hydroélectricité ; on considérait que le réchauffement de l’eau du golfe aurait favorisé de meilleures prises de poissons, plus de coupe de bois et même de meilleures récoltes de plusieurs produits agricoles.
On reconnaissait bien sûr que ce projet comportait des risques pour les milieux naturels, mais on se disait que les avantages sociaux et économiques surpassaient au bout du compte les impacts négatifs pour l’environnement.
Le principal porteur de cette belle idée était un certain Pierre Lajoie, président du Groupe LMB-Experts Conseils Inc. de Jonquière et de Montréal. Pour M. Lajoie, la réalisation de la jetée entre Terre-Neuve et le Labrador était bien entendu l’occasion de montrer que « les gens de l’Est du Canada ont autant de vaillance, de volonté et de capacités » que les gens de l’Ouest. Yes sir!
Cette revendication n’avait alors, au milieu des années 80, rien de nouveau. L’idée circulait dans les journaux depuis déjà presque un siècle, et elle était reprise de temps à autre, toujours dans l’esprit « d’améliorer » le climat dans la région. On devine que des hivers particulièrement difficiles pouvaient en encourager plusieurs à voir la fermeture du détroit de Belle-Isle d’un bon œil.
Mais l’eau a finalement continué de couler entre Terre-Neuve et le Labrador, et on n’en parle plus.
On pourrait même se dire, aujourd’hui, qu’en laissant aller les choses, on est en train d’arriver au même résultat – le rapport récent des Nations Unies à propos de l’urgence climatique ne mentionnait-il pas que le réchauffement de la planète perturbe la circulation des courants dans l’Atlantique, et même que ceux-ci risquent tout simplement de s’arrêter ?
« Mais où voulez-vous en venir, monsieur le chroniqueur ? »
Eh bien, je voudrais seulement remarquer que comme nous regardons aujourd’hui de haut les aspirations de nos ancêtres, il est à peu près inévitable que nos descendants, dans 30 ou 40 ans seulement, regardent nos projets et nos vains débats avec un sourire en coin, en se disant : « ils n’avaient rien compris. »
Pour cette raison, – qui me semble aussi bonne qu’une autre – j’éviterai de prendre trop au sérieux toutes les bonnes idées qui seront présentées pendant la campagne électorale, certain que je suis que la plupart se perdront, sans trop qu’on s’en rende compte, et peut-être même sans que cela ne change quoi que ce soit.
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