Les débats de la campagne électorale fédérale de cette semaine étaient plutôt pénibles et abêtissants. Peut-être risquent-ils d’aggraver notre lassitude politique commune ou nous faire voter pour le chef que notre chroniqueur préféré a déclaré comme le « gagnant ».
Je me suis donc interrogée sur cette pratique politique et sur les raisons qui pourraient expliquer la forme plutôt décadente qu’ont pris les débats et le commentarisme politique durant la campagne électorale.
Le débat fédéral de 1968
Le débat est devenu un exercice télévisé incontournable à partir des années 90. Le premier débat télévisé durant les élections fédérales de 1968 entre Pierre Elliott Trudeau, Robert Stanfield, Tommy Douglas et Réal Caouette témoigne que son exercice peut être édifiant pour la démocratie.
Pierre Elliott Trudeau débute en soulignant d’amblée qu’il avait accepté sans hésitation à participer au débat. Comme il le dit, « une démocratie et un bon gouvernement peuvent seulement exister s’il y a un échange d’idées entre ceux qui gouvernent, ceux qui aspirent à gouverner et ceux qui sont gouvernés ».
Dans ce contexte que je qualifie « de bonne foi », les règles et les mesures bien établies permettent de donner forme à un lieu d’échanges. Trudeau père en appelle d’ailleurs à l’intelligence et au raisonnement qui sont essentiels lorsqu’il s’agit de discuter des solutions à des problèmes qu’il faut définir et expliquer clairement.
Le débat de 1968 se déroule ainsi sans cacophonie. Les chefs tiennent des discours davantage bien articulés et posés que passionnés. L’enthousiasme est certes un élément clé en politique, mais la passion ici sert le propos, lui donne un souffle, ce qui ne semble pas être le cas lors des emportements de la campagne de 2021.
Ce qui est ainsi remarquable dans le débat de 68, c’est que les aspirants premiers ministres prennent le temps de former des idées complètes, de les développer pour les justifier. Ils ont aussi la patience d’écouter les autres. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a aucune trace d’impatience, mais celle-ci ne prend jamais la première place au détriment du débat lui-même.
Ce qui semble être présent et désormais absent, c’est une entente commune sur ce qu’est une mise en œuvre adéquate de l’argumentation en politique. Le débat de 1968 montre qu’il est possible pour les chefs de reconnaitre ce qu’ils ont en commun et de se poser les mêmes questions.
Ils peuvent laisser vivante la possibilité de s’interroger tout en assumant la responsabilité de prendre une décision. À l’inverse, ce qui a primé lors des débats de cette semaine est la différence ; c’est la distance entre les multiples réponses qui est sans issue. Sans argumentation adéquate, on ne peut pas éduquer les électeurs. On peut seulement les mélanger.
Lesage et Johnson : l’art du débat
Le débat entre Lesage et Johnson en 1962 est aussi éclairant à cet égard. Lesage est calme, il semble à l’aise et il regarde tout droit dans la caméra. Il s’adresse à nous, aux électeurs. Durant les derniers débats ou les « face à face », les chefs semblent oublier qu’il s’agit d’une occasion pour s’adresser à l’électeur qui aimerait faire le bon choix.
Par ailleurs, le sérieux avec lequel le débat télévisé est organisé est surprenant. Chaque candidat dispose de sept minutes par sujet pour un total de quatre sujets, suivi d’une question des journalistes de six minutes par sujet. Le débat prend la forme d’un rituel ; les règles sont consciencieusement expliquées au début et chaque boîte dans laquelle le nom du chef est tiré au sort est scellé. L’animateur, Raymond Charrette, a d’ailleurs qualifié ce moment de « solennel ».
Dans le cas de Lesage en 62, sa victoire est devenue assurée après le débat. Effectivement, son conseiller Maurice Leroux avait préparé Lesage pour la victoire. Il raconte dans une entrevue avec Le Devoir en 2007 qu’il avait « placé Lesage pendant six minutes sous une lampe solaire, quelques heures avant le débat » pour qu’il ait le bon teint à côté de Johnson qui était « arrivé tout grimé ». Il lui avait aussi conseillé de parler comme s’il s’adressait à un seul citoyen, de ne jamais regarder son adversaire et il avait pris le soin de monter son banc pour qu’il soit à la bonne hauteur.
Malgré ces subterfuges un peu douteux, M. Leroux comprenait ce que le débat met en œuvre, soit une alliance compliquée de la manière de dire et du contenu même du discours. Il affirme que bien que la « forme l’emporte sur le fond » dans les débats, « le fond doit être bon pour que cela apparaisse bien sur la forme ».
Une idée intelligente exprimée avec gêne ou avec emportement tombera à plat auprès de l’électorat, tout comme un propos stupide tenu avec aisance et assurance suscitera l’indifférence.
M. Leroux, maintenant retraité, avouait au Devoir « n’avoir jamais vu un aussi bon débat depuis ce temps ».
Le commentarisme extrême
Il me semble que le problème avec la surabondance de chroniques et d’analyses est qu’elles cherchent à décider d’un gagnant et d’un perdant. La dichotomie gagnant/perdant n’est certes pas la meilleure, ni la manière de réduire la prise de parole à des points gagnés ou perdus.
Il arrive qu’après ma lecture de plusieurs chroniques, la confusion remplace toute autre résolution politique. Ce qui a en un sens l’effet contraire de celui escompté ; au lieu de m’inciter à voter en orientant mon vote, la glose journalistique me décourage, car les enjeux et les questions se perdent.
Je ne prétends pas épuiser entièrement le problème, mais je crois qu’il vient en partie d’une incapacité à distinguer les types de propos qui se mélangent durant le débat. En ne distinguant rien et en mélangeant tout, lorsqu’on essaie de déterminer le gagnant, on peut à peu près dire n’importe quoi. Tous sont bons et mauvais à certains égards.
Distinguer les propos
Certaines idées me semblent d’abord relever de la « conviction politique ». Le débat, s’il se situe à ce niveau, est très glissant, car il invite à se questionner sur des enjeux politiques de fond difficiles à décider, soit la question du type de régime et de l’orientation générale du politique. Il est rare qu’on se situe à ce niveau.
Il y a aurait par ailleurs le « penchant administratif », soit l’opinion au sein des décisions particulières ou au niveau administratif de la politique. C’est-à-dire que certains problèmes concrets peuvent avoir plusieurs solutions concrètes qui se valent presque en termes d’efficacité. Comme il nous est difficile de prévoir ce qui fonctionnera le mieux dans le futur, nous pouvons préférer l’une ou l’autre selon nos penchants personnels.
Le dernier type de propos est celui qui fait appel à l’exactitude, celui qui distingue le vrai du faux ou le oui du non. On peut faire ici appel à des chiffres, à des études ou à des spécialistes. Chaque parti revendique pour lui-même l’exactitude, la vision juste et véritable des faits ; chaque chef se veut le porte-parole de l’efficacité et de la transparence.
On a l’impression d’assister à un procès où tous s’accusent de diffuser le mensonge et prétendent être les seuls à avoir une moralité assez élevée pour dire la vérité. C’est catastrophique pour l’électorat qui est encore moins au courant de ce qui se passe ou s’est réellement passé.
La grande cacophonie politique
Les chefs en appellent à l’exactitude lorsqu’ils prennent la parole et reçoivent ce que disent les autres chefs comme étant de l’ordre de la conviction personnelle.
L’exactitude revendiquée pour elle-même ne vaut pas grand-chose, surtout lorsqu’elle sera reçue et disqualifiée d’emblée par les ennemis comme une proposition idéologique. C’est ce qui me semble rythmer nos débats et fait qu’ils sont pauvres, cacophoniques et finalement indigestes.
L’exactitude vaut lorsqu’il s’agit d’appuyer ou d’éduquer nos convictions. Les études et les chiffres sont utiles pour appuyer une solution concrète à un problème concret. Ils servent s’ils accompagnent les propositions politiques, non s’ils les remplacent.
Toute la difficulté est de prouver que les études sont légitimes et que les données sont réellement exactes et ne sont pas partisanes, ce qui n’est pas gagné d’avance. Ce pourquoi on devrait peut-être plutôt valoriser les idées et l’argumentation qui relèvent réellement du débat ; conclusion qui s’applique également aux journalistes.
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