Toutes les fins de semaine, j’écoute d’une oreille l’émission La soirée est (encore) jeune en faisant la vaisselle.
Par Georges-Albert Beaudry
De l’autre, j’essaie d’entendre le cœur du peuple battre dans les rues, mais je pense que je suis sourd car je n’entends jamais rien.
Il y a peut-être deux semaines, quand le gouvernement a annoncé qu’il serait à nouveau possible de danser et de faire du karaoké dans les bars à partir du 15 novembre, les « gars de la soirée » recevaient une chroniqueuse à l’émission.
Jean-Sébastien Girard a chanté son nom, puis elle a commencé à faire des remarques un peu convenues, un peu originales, un peu douce, un peu amer, et un peu drôle, comme les chroniqueurs ont l’habitude de le faire dans ce beau programme.
Et comme toujours, j’ai échappé une assiette au fond de l’évier en entendant la voix de Jean-Sébastien. C’est un réflexe de survie je crois, ça me donne un gros frisson dans le dos et l’envie d’aller me mettre à l’abri.
Alors que l’assiette se brisait, j’ai tourné la tête vers une fenêtre qui donne sur la rue, mais rien ne s’était passé, c’était seulement l’assiette comme d’habitude, et je me suis juré qu’on ne m’y prendrait plus.
La chroniqueuse a ensuite fait son affaire. Si je me souviens bien, elle utilisait un langage un peu cru pour expliquer qu’elle sentait le besoin de prendre son temps avant de retourner chanter, danser, festoyer dans les bars avec ses semblables. Elle remarquait que la pandémie avait changé ses habitudes, et qu’elle n’était plus le party animal qu’elle avait déjà été.
Depuis quelques mois, j’entends et je lis des propos similaires partout. « Il faudra que je me réhabitue », « je vais devoir réapprivoiser les autres », « je sens que je suis devenu sauvage ». Samedi, une amie me disait même qu’elle a pris goût aux soirées zoom entre amis, et qu’elle « espère que ça ne va pas se perdre ».
Même si je comprends ces sentiments, je ne peux m’empêcher de voir les choses autrement. Moi aussi, j’ai changé pendant la pandémie. Depuis qu’on ne peut plus faire de karaoké, je suis plus nerveux, je travaille plus, tellement que j’ai du mal à arrêter de travailler même le soir, même la fin de semaine, parce que c’est au fond le seul divertissement efficace qui me reste.
Oui, lorsque j’ai perdu le karaoké, c’est en même temps l’équilibre de ma vie qui s’est brisé, comme une assiette au fond d’un lavabo. N’allez pas croire que j’ai arrêté de chanter, loin de là. Dans mon salon, j’ai essayé toutes les semaines de recréer la magie du karaoké, au moyen de vidéos youtube.
Sauf que ce n’est pas pareil sans les regards vitreux, mais remplis d’amour, qui sont rivés sur soi et sur soi seul. Ce n’est pas pareil sans le stress d’écrire son nom sur une liste puis d’attendre d’être appelé au micro par l’animateur de la soirée. Ce n’est pas pareil, enfin, sans les encouragements et les félicitations de nos amis et des quelques inconnus avec qui on s’abandonne quelques instants, pour oublier juste ce qu’on a besoin d’oublier.
Il y a bien des semaines où je n’ai pas ouvert youtube parce que la pandémie a fait que la vie allait trop vite. Alors, si cette nuit vous tendez l’oreille, vous entendrez peut-être au loin une mélodie d’une autre époque, et ces mots lancés en l’air comme on jette à la mer des bouteilles vides, sans trop d’espoir :
Et je cours
Je me raccroche à la vie
Je me saoule avec le bruit
Des corps qui m’entourent
Comme des lianes nouées de tresses
Sans comprendre la détresse
Des mots que j’envoie
C’est du Marie-Denise Pelletier.
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