Devrait-on rebaptiser le plat typiquement québécois composé, dans sa forme classique, de trois éléments : des frites, du fromage en grains et de la sauce brune ?
Depuis le début de la guerre en Ukraine, la bonne conscience des Québécois s’affaire à témoigner de leur solidarité et de leur empathie, comme elle peut.
C’est le restaurant de Drummondville, Le Roy Jucep, le premier à avoir témoigné son appui par un changement remarqué au menu le 24 février dernier. Le restaurant se nomme désormais « l’inventeur de la Frite Fromage Sauce ».
L’équipe a voulu de cette manière, comme on peut le lire sur leur publication Facebook, « exprimer leur profond désarroi face à la situation en Ukraine ».
Frite Alors! suit la tendance
Le Frite Alors! est connu pour son humour et ses traits d’esprit. Le nom de leur classique, « Vladimir », a été changé cette semaine pour « Volodymyr », le prénom du président ukrainien.
Il n’est pas anodin de souligner que la consonance est la même, puisque la racine est la même, comme quoi l’histoire fait bien les choses.
Dans l’article de Narcity à ce sujet, on peut lire : « Même si le nom n’a rien à voir avec le président russe, un nombre grandissant d’entreprises dans le monde reçoivent des demandes, des plaintes ou même des menaces de mort à ce sujet en raison du contexte mondial. »
De toute façon, tant que le plat est le même, qu’est-ce que ça change ? Effectivement, pas grand chose, mais en même temps beaucoup, parce que ce geste signifie le changement effectif de la signification du mot.
« Le prénom »
Dans le film français Le prénom, une farce, bonne ou mauvaise, provoque une intense discussion sur les prénoms qu’il est acceptable ou non de donner à un enfant.
Vincent annonce qu’il nommera son fils Adolphe, pour faire référence au personnage du roman de Benjamin Constant, « au héros romantique français par excellence ». Pierre est complètement outré. Il ne conçoit pas que son futur neveu puisse porter le même prénom qu’Hitler, peu importe l’orthographe, parce que « à l’oreille c’est pareil ».
Ce qui est bien de ce film n’est pas le dénouement psychologique, les ressentiments ou les non-dits qui remontent à la surface. L’intérêt est ailleurs.
« – Il faut être attardé mental pour ne pas comprendre qu’on ne peut pas appeler son fils Adolphe.
– Il y a des prénoms autorisés et des prénoms interdits ?
– Mais bien sûr !
[…]
– On cherche un nouveau prénom, t’as une idée peut-être ?
– Pourquoi pas Joseph, c’est classique et joli.
– Non Joseph c’est pas possible. Joseph Staline. Je sais, c’est aussi le nom du père de Jésus, un charpentier honnête et travailleur, mais Staline est arrivé après. Tant pis pour lui. C’est la règle. »
L’enjeu du film est le même que le cas présent. Comprenons-nous bien. Non parce qu’il s’agit d’assimiler Vladimir à Adolf, évitons la politique, mais parce qu’on veut interdire le mot pour éliminer la chose.
L’optimisme n’est pas aussi naïf qu’il paraît. Les Québécois savent bien que ce n’est pas en rebaptisant notre plat que la guerre ou le mal disparaitra. Mais en permettant de les condamner par le langage, ils ont l’impression qu’ils les condamnent aussi dans les faits ; c’est une manière évoquante de faire preuve de vertu.
Ce que Le prénom montre bien, c’est qu’il y a peu de noms qui résistent à ce jeu du « politiquement correct ». Plus on sera éduqué sur le mal que les hommes ont fait sur terre, moins on pourra les nommer.
L’idéologie réprime l’expérience vivante des mots
À force de ne pas utiliser un mot, il devient étranger, lointain. On l’oublie s’il est neutre, ou on le fige comme interdit, mot tabou, s’il ne l’est pas. Comme un enfant, on doit éviter d’utiliser « les mots toilettes » pour avoir l’air d’être bien élevé.
C’est peut-être peu que de changer le patois, mais résister au signifiant par l’imagination paraît être le plus qu’il est possible de faire pour résister au signifié.
Mais l’usage quotidien et familier des mots n’est-il pas suffisant pour déterminer leur signification et leur valeur ?
Suite à leur changement au menu, certains clients du Frite Alors! se sont inquiétés, probablement mi-ironiques, mi-sérieux, que le plat ne soit plus aussi bon, ou qu’ils n’aient plus le goût d’en manger, ce qui en révèle plus que ce que les mots peuvent dire.
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