Par Karim Chahine
Depuis quelques mois, la cohabitation et la mixité sociale dans le quartier St-Roch font beaucoup jaser. Entre l’ouverture des nouveaux locaux de l’Auberivière, la fermeture du Local (lieu où les personnes marginalisées et en situation d’itinérance pouvaient obtenir de l’aide), les nombreux travaux en cours pour la préparation du tramway, la fermeture de la bibliothèque Gabrielle-Roy et la pandémie mondiale les personnes en situation d’itinérance ont dû vivre avec beaucoup d’instabilité. Face à ces enjeux de cohabitation, certaines personnes semblent confondre l’inconfort avec un sentiment d’insécurité.
Cohabiter dans St-Roch : inconfort, sentiment d’insécurité et insécurité
A-t-on parfois le réflexe de voir du danger où il n’y en a pas? Dans le but d’attirer l’attention sur une situation complexe et difficile, décrit-on parfois des situations comme insécurisantes ou dangereuses alors qu’elles ne sont qu’inconfortables? Ce glissement de l’inconfort vers le sentiment d’insécurité traduit-il une méconnaissance de la situation des personnes en situation d’itinérance?
Soyons clairs. Je parle ici d’inconfort, ce sentiment qui émerge et qui nous fait parfois tourner la tête, changer de sujets de conversation ou marcher un peu plus vite afin d’ignorer une situation duquel nous sommes témoin. Bref, une sensation émanant de quelque chose qui nous incommode l’esprit et qui gêne notre bien-être.
L’inconfort devient insécurité lorsque notre intégrité physique ou psychologique devient un enjeu, lorsque nous sommes pris à partie et, parfois, sans issue. Je compatis avec les gens, plus souvent des femmes, disons-le, qui ne se sentent pas toujours en sécurité dans nos rues.
Mais lorsque l’on a un toit, de la nourriture sur la table, un emploi stable et un réseau social pour nous soutenir, je me demande si l’inconfort que peut susciter le fait de côtoyer certaines personnes en situation d’itinérance n’est pas au fond que l’étalement du privilège de certains. Quel est le coût de quelques minutes d’inconfort passager ? Au fond, si on a le luxe de vivre quelques secondes d’inconfort, c’est que le reste du temps on peut se targuer de vivre dans le confort.
Parfois, les interventions de certains citoyens et citoyennes cachent des non-dits un peu maladroits s’articulant autour de stéréotypes sur l’itinérance. Ainsi s’opère un glissement de ce qui est au fond un inconfort vers ce qu’on désigne par de l’insécurité.
Pour décrire ce sentiment d’insécurité, on énumère souvent une longue liste de comportements marginaux qui bien que pouvant être dérageant dans une certaine mesure, ont un degré de dangerosité extrêmement bas : cris, excréments humains, uriner dans un coin, personnes à demi vêtues sur la place publique, odeur de cannabis, odeurs corporelles, personne fouillant dans des poubelles, personne parlant visiblement seul, etc.
L’inconfort au quotidien
À ce sujet, j’ai eu l’opportunité d’échanger avec Marie-Ève Ouellet et Gwenola Le Roux, deux intervenantes de PECH, un organisme accompagnant des personnes multi-éprouvées (personnes vivant des enjeux concomitants : enjeux de santé mentale, de toxicomanie, d’itinérance, de judiciarisation, de marginalisation et de pauvreté).
Pour elles, il faut faire attention de ne pas tomber dans l’hypervigilance. Bien que certaines situations puissent effectivement être complexes, les personnes en situation d’itinérance (tout comme ceux et celles qui leur viennent en aide d’ailleurs) ont des moyens très limités. En plus, ces mêmes personnes n’ont pas le même accès aux Conseils de quartier et aux tables citoyennes pour faire valoir leurs revendications et leur voix n’a pas la même résonance ni la même crédibilité dans les médias.
Les deux intervenantes rappellent qu’il existe de nombreuses solutions pour, collectivement, pallier à ce sentiment d’inconfort. Par exemple, j’ai été pour le moins étonné d’apprendre qu’aucune toilette n’est accessible entre 22h et 8h du matin. Disons qu’un meilleur accès à des installations sanitaires pourrait régler de nombreux problèmes, en plus de pouvoir accommoder tous les citoyens.
Assumer l’inconfort
Il n’y a rien de mal à se sentir inconfortable dans certaines situations. Mais il me semble qu’une grande partie des situations évoquées dans les médias entourant l’itinérance dans la basse-ville relèvent, au fond, la plupart du temps d’un inconfort. Les gens de toute la ville continuent de fréquenter le quartier St-Roch et de nouvelles boutiques ouvrent régulièrement, il y a donc moyen de bien y vivre et de s’y amuser, et ce, en toute sécurité.
Personnellement, je m’estime chanceux de pouvoir parfois vivre cet inconfort, signe sans doute que je suis dans une position visiblement privilégiée. J’irai même jusqu’à dire que d’épouser pleinement et consciemment cet inconfort est une première étape essentielle pour l’atteinte de l’objectif « itinérance zéro » que la ville de Québec s’est fixé!
Finalement, faut-il aussi rappeler que les personnes en situation d’itinérance sont sans contredit les personnes vivant avec le plus d’inconfort?
Ce que l’expérience d’autres villes européennes nous apprend, c’est que tant qu’on ne nomme pas la problématique par son nom, et tant qu’on demeure dans une dynamique stérile de débat « tolérance – intolérance », alors on n’avance pas pour résoudre ladite problématique.
Je pose la question : qui a le plus à perdre, lorsqu’on persiste dans le déni du problème, dans les bons sentiments, les injonctions à tolérer l’inacceptable et les proclamations de vertu ostentatoire ? Je dirais : à peu près tout le monde y perd, mais d’abord et avant tout les principaux concernés, à commencer par les personnes souffrant de toxicomanie et d’enjeux de santé mentale et qui se trouvent dans la rue. Parce que, eux, c’est leur santé, voire, leur vie qui est en jeu. Veut-on prendre soin de ces personnes, oui ou non ?
L’auteur du texte habite dans quel secteur de la ville ? Y tient-il un commerce ? A-t-il des enfants qui fréquentent l’école du quartier ?
D’après ce que l’on peut comprendre de son texte, l’auteur insinue que les résidents et les gens d’affaires du secteur Carré Lépine, par exemple, ou encore celui du secteur du parvis de l’église, seraient de par leurs perceptions (un « inconfort »), la cause de la non-atteinte de l’idéal de « cohabitation ». Ce seraient donc les gens qui se plaignent qui, au fond, seraient les vrais responsables du tumulte qui persiste depuis quelques mois. Si ces gens cessaient de se plaindre, alors on atteindrait enfin l’idéal de la mixité sociale dans le quartier Saint-Roch. C’est ça, le plan ?
Lire de tels propos, dépourvue de la moindre empathie pour les citoyens établis — des personnes réelles qui vivent une atteinte réelle à la qualité de vie de leur milieu — cela demeure toujours quelque peu affligeant ; on y reconnaît la tactique du « blâmer les victimes », un sophisme connu. Mais de chercher ainsi à retarder, par des propos évidemment idéologiques, l’atteinte d’un consensus communautaire qui encouragera la mise en place de politiques et de mesures pragmatiques qui feront en sorte aussi que moins de gens à Québec se retrouverons dans des marchés de drogues à ciel ouvert (angl. : open drug scenes), alors cela semble une position à proprement parler indéfendable.
Nous avons l’expérience d’autres villes pour nous apprendre ce qui fonctionne et ce qui, à chaque fois, n’a pas fonctionné. Voici une étude (en anglais), très abordable aux lecteurs non-initiés, qui offre l’opportunité de repenser sa conception de la situation :
Waal, H., Clausen, T., Gjersing, L. et al. Open drug scenes: responses of five European cities. BMC Public Health 14, 853 (2014).
https://doi.org/10.1186/1471-2458-14-853