Des bienfaits concrets à laisser pousser la pelouse ?

Gazon, champignons et pissenlitsUne talle de gazon non-tondu, où a proliféré champignons et pissenlits.

Depuis deux ans, la Ville de Québec participe au défi « Mai sans tondeuse », qui consiste à laisser pousser la pelouse jusqu’à la fin du premier mois de printemps sans la couper. Cela a pour objectif de favoriser le développement des pollinisateurs, qui ont besoin de fleurs (comme les pissenlits) pour faire leur essentiel travail. La Ville encourage d’ailleurs ses résidents à en faire de même. Mais est-ce vraiment utile ? Quel est le réel objectif derrière ce concept, et quel est le résultat à la fin de ce défi d’un mois ?

Par Florence Bordeleau

L’inconditionnel amour des Nord-Américains pour la pelouse

Dans son livre Pissenlit contre pelouse, le professeur de l’Université Laval Claude Lavoie explique en détail d’où provient notre intérêt pour le gazon. Plus spécifiquement, d’où vient le sentiment, pour les Occidentaux, qu’il s’agit là du summum pour un beau terrain ?

Une mini histoire du gazon :

  • On rapporte que certains monastères, au Moyen-Âge, comportaient des parterres ressemblant aux pelouses d’aujourd’hui, mais rien n’indique s’il s’agissait du même type de plante, et s’il fallait la faucher pour qu’elle reste rase. 
  • Au cours du 14e siècle se développe le golf en Écosse – et qui dit golf dit terrain ras. Mais une fois de plus, ce ne sont peut-être pas les mêmes plantes qui sont alors en jeu. 
  • Les véritables pelouses naissent dans des châteaux comme Versailles, au 17e siècle. Elles n’occupent alors que de petites superficies. Les nobles préfèrent se promener sur des allées gravillonnées et fleuries. Les Anglais reprendront le concept et commenceront à semer sur de plus grandes surfaces, plantant quelques arbres çà et là. Les moutons servent alors de tondeuses. 
  • Au 18e siècle, les riches Américains s’inspirent des Anglais et coupent les forêts environnant leurs demeures pour y semer de l’herbe. Vous l’aurez compris : la pelouse est alors l’apanage des riches ; il faut du temps et beaucoup d’argent pour entretenir des espaces inutiles qu’il faut faire faucher régulièrement. 
  • En 1830, un Britannique invente la première tondeuse à rouleau. 
  • En 1881, plus de 50 000 tondeuses sont vendues aux États-Unis. Progressivement plus accessible à peu de frais, la tondeuse démocratise la pelouse. Tout le monde peut, désormais, faire comme les riches… L’industrie s’empare alors du projet pour améliorer ses ventes. 
  • De coup de marketing en coup de marketing, la pelouse devient symbole de richesse et de virilité – car les publicités montrent toujours des hommes en train de tondre l’herbe, cette bête à maîtriser à l’aide d’une machine à essence, et de l’arroser de pesticides pour assurer sa verdoyance.
Les plaines d’Abraham sont entretenues par le gouvernement fédéral. L’herbe a donc été tondue (photo prise le 22 mai 2024).

Un désir bien ancré

En entrevue, M. Claude Lavoie indique que les gens ne savent souvent pas tellement comment expliquer leur intérêt pour la pelouse, mais qu’il est très ancré en eux. D’autant plus que le gazon implique beaucoup plus d’entretien qu’un terrain qui serait composé de plantes indigènes variées, faites pour résister à nos climats ! Il faut lui donner de l’engrais, le protéger l’hiver, l’arroser, le tondre… Le nombre d’heures passées pour s’assurer d’avoir une pelouse bien verte, garnie et rase est non-négligeable, tant pour les particuliers que pour les entreprises ou municipalités. 

Ainsi, lorsque la Ville de Québec décide de participer à l’initiative « Mai sans tondeuse », qui, en gros, encourage les gens à « ne rien faire », la levée de boucliers est impressionnante, notamment sur les réseaux sociaux. Nombreux sont ceux à se braquer à la perspective de terrains non pas verts, mais jaunes – à cause de l’ennemi de la pelouse, le pissenlit. L’initiative de la Ville, en 2022, avait d’ailleurs été l’objet d’une prise de bec entre Bruno Marchand et Québec 21.

L'amour pour le gazon
Commentaires Facebook sur la publication de la Ville de Québec incitant les gens à faire le défi Mai sans tondeuse (recueillis le 29 mai 2024)

Une pression sociale

La pression sociale, dans les quartiers, est d’ailleurs très puissante. Philippe Lafrenière, jeune propriétaire d’une maison à Charlesbourg, indique qu’il se sent obligé de tondre sa pelouse, bien qu’il déteste le faire : « T’as pas le goût d’avoir la seule pelouse « qui l’échappe » dans ta rue. Quand t’es le seul qui sort du lot parce que ton gazon est long et qu’il y a plein de pissenlits… c’est dur. » Il note toutefois que plus de gens ont laissé leur herbe pousser pendant les premières semaines de mai que l’an dernier. Mais en fin de semaine passée, personne n’a pu résister à couper la tête des pissenlits. Notons, au passage, que le pissenlit n’est pas du tout allergène – c’est un grand mythe à déconstruire.

Le pissenlit est pourtant un ami des abeilles, qui, se réveillant au printemps après un long hiver dans leurs ruches, ont besoin de sucre rapidement. Et si au réveil elles ne trouvaient que de l’herbe rase, qu’elles ne peuvent butiner ? Ce sera la fin des abeilles, donc du miel, mais surtout de toutes nos cultures de fruits et légumes, qui ont besoin des pollinisateurs pour fructifier.

Les résultats concrets d’un Mai sans tondeuse

Il n’y a pas d’étude qui démontre les avantages écologiques d’un terrain garni, spécifiquement, de pissenlit. Mais des études effectuées en milieu urbain démontrent que rallonger les cycles de tonte augmente de beaucoup la diversité florale. Souvent les fleurs sont là, sur nos terrains, mais elles ne s’expriment pas parce qu’on les tond. Si on ne tondait que très rarement notre pelouse durant un été complet, au printemps, il n’y aurait donc pas que des pissenlits sur notre terrain, mais aussi des myosotis, de la petite pervenche, des claytonies feuille-large… Et plus il y a de diversité florale, plus ça va faire l’affaire de différents insectes pollinisateurs.

Une violette crémeuse sur un terrain non-tondu à Limoilou.

M. Lavoie donne en exemple le cas d’une dame du quartier Saint-Sacrement, qui laisse tout pousser. Son terrain est devenu une forme de prairie fleurie. « Les gens font des détours pour voir son terrain ! Parce qu’elle tond une petite bande, proche du trottoir, ce qui pouvait être perçu comme de la négligence se perçoit finalement comme une expérience environnementale. Et c’est zéro effort ! » souligne-t-il. Et il ajoute : « moi, je passe zéro temps sur mon terrain, j’ai 100 % fougère et pervenche, et je n’ai jamais rien à faire. Pas de pesticides, de fertilisants, pas de tonte, rien. » 

En bref, un mois de mai sans tondeuse permet aux insectes pollinisateurs d’avoir un beau réveil productif au printemps. Et plus il y a de variétés de fleurs dans l’herbe, mieux c’est pour eux !

Le géranium à gros rhizomes est une plante vivace qui pousse facilement au Québec. Aperçu sur un terrain non-tondu à Limoilou.

L’herbe et les îlots de chaleur

Le gazon a un enracinement superficiel. Il s’assèche donc très vite en cas de grandes chaleurs (et il faut l’arroser pour qu’il reste vert, ce qui est désormais interdit de faire plus d’une fois par semaine pour des raisons écologiques évidentes). La pelouse n’est donc pas une si bonne solution pour combattre les îlots de chaleur, bien que ce soit évidemment mieux qu’un carré d’asphalte.

« Ce qui fait la grosse différence, en ville, ce sont les arbres, pas la pelouse. Les racines d’arbres peuvent aller puiser l’eau plus loin dans le sol », souligne M. Lavoie. Leurs feuilles, gorgées d’eau, diffusent de l’humidité fraîche et servent de parasols naturels. Un terrain judicieux (sans effort et écologique) aurait donc des fleurs en variété (pour les insectes et le plaisir de la vue) ainsi que quelques arbres et arbustes (pour les îlots de chaleur et les oiseaux).

L’eldorado de l’industrie

L’industrie paysagère est la grande gagnante des espaces gazonnés : elle vend des pesticides et des services assez dispendieux, qu’on doit répéter chaque année – parce que l’herbe n’est pas du tout faite pour constituer ce tapis ras et impeccable que les Québécois recherchent coûte que coûte. Vendre un arbre, ou venir planter des fougères, c’est un travail d’un jour qui va ensuite s’autogérer, ce n’est donc pas très rentable pour les compagnies. 

Tondre, une affaire d’homme qui a de l’ambition !

Ce qu’il faut retenir

Le désir d’avoir de l’herbe rase et verte sur son terrain provient d’effets de mode très anciens. Ces derniers ont rapidement été récupérés par l’industrie pour en faire de petites mines d’or. Un coup la pelouse associée au luxe, le marketing a été efficacement dirigé vers les hommes, qui font de l’herbe leur champ de bataille. Ils en sortent vainqueurs à coup de tondeuse performante, de pesticides et d’arrosage. Pourtant, laisser pousser la pelouse en mai n’est certainement pas nuisible : c’est économique et écologique. Des alternatives à la pelouse, demandant encore moins de temps et d’argent, sont encore plus efficaces à tous les niveaux. Planter de petits arbustes (pour contrôler naturellement la chaleur de nos terrasses l’été) et laisser revenir différentes variétés de fleurs (pour assurer la survie des pollinisateurs – donc notre sécurité alimentaire) sont un beau point de départ pour avoir un bel espace naturel coloré, odorant et écologique en face de chez soi.

De la petite pervenche, à Limoilou.

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