Est-ce que je vous ai déjà parlé de mon voisin Patrice ?
C’est un maudit bon gars. Il est, à mon souvenir, « directeur de course » pour un demi-marathon, ne me le demandez pas, je ne sais plus trop lequel. Est-ce que c’est « Patrice » d’ailleurs ? « Patrick » ? Il me semble que c’est quelque chose comme ça.
Alors que je revenais chez moi la semaine dernière, je l’ai trouvé en train de scier des bâtons de métal pour « solidifier une tente de camping ». Un peu plus loin, une autre voisine terminait de vider ses bacs à fleurs, les yeux plissés par le soleil de fin d’après-midi et la bouche légèrement entrouverte. Quand il m’a vu passer, Patrice m’a demandé si j’avais le temps de courir, ces temps-ci.
– Bof, que je lui ai dit, je fais pas mal de vélo, alors je n’ai pas trop le cœur à courir. Les jambes ne suivraient pas anyway. J’ai une espèce de douleur lancinante à un genou, pis j’ai un orteil enflé comme une balle de golf. C’est dur, le bicycle.
– Et je vais te dire une chose, mon gars, c’est dangereux aussi. Moi, j’ai noté une couple de place où ça ne marche pas pantoute. Tsé, la petite rue à côté du Cégep et de La Souche, il n’y a jamais un maudit char qui fait son stop là. Et avec les camions et les autos qui sont stationnées partout sur la piste cyclable, je ne serais pas surpris qu’il y ait un accident ben vite.
Patrice est du type entreprenant. Il « est à deux doigts de partir avec sa drill et d’aller installer un dos d’âne là » par ses propres moyens, « la nuit, quand c’est tranquille, ni vu ni connu ». Je lui ai promis que je n’en parlerais pas, alors soyez gentils, n’en parlez pas vous non plus.
Tout ça pour dire que je passe plusieurs fois par semaine à l’endroit dont me parlait Patrice. Tout ce qu’il m’a dit est vrai, et pourtant, avant qu’il ne m’en parle, je ne l’avais jamais vraiment remarqué. Ça m’a ouvert les yeux, comme je me suis engagé à décrire ici, entre autres choses, les problèmes du réseau cyclable à Québec. N’ayant manifestement pas les qualités nécessaires pour accomplir cette tâche, je me suis résolu à me tourner vers des gens qui savent de quoi ils parlent.
Le lendemain matin, j’avais rendez-vous avec Étienne Grandmont, directeur général d’Accès Transport Viable, et un peu plus tard ce même jour avec Michaël Gosselin, pour parler de ce que veulent les cyclistes et des besoins du réseau cyclable.
Tous les deux m’ont expliqué qu’il fallait augmenter le budget par habitant alloué au développement et à l’entretien du réseau cyclable. Comme ça ne me disait rien, je leur ai demandé ce qu’il faudrait faire avec cet argent supplémentaire.
Le parcours du guerrier
Étienne Grandmont est un cycliste sur toute la ligne. Il fait du vélo « sportif », – il en est à 2500 km cette année – et il pratique le cyclisme « utilitaire », c’est-à-dire qu’il se déplace du point A au point B en vélo, autant que faire se peut.
Ce jour-là, je l’ai suivi dans son trajet jusqu’au travail. Il utilise le service « àVélo » du RTC. « Autant j’aime me donner sur le vélo quand je fais du sport, autant j’aime ce service qui me permet d’arriver au bureau sans être coulant de sueur. C’est vraiment une option intéressante, je trouve, pour les déplacements à l’intérieur de la ville. Et ça a vraiment le potentiel d’augmenter le nombre de cyclistes sur les routes, et donc de mettre de la pression pour que des aménagements sécuritaires soient mis en place pour ceux qui voyagent à vélo », a-t-il expliqué.
« C’est exactement le genre de service qui va aider le vélo à prendre sa place sur les routes. Parce que, veut veut pas, les côtes, ça fait partie des irritants pour un cycliste. Alors tout ce qui rend plus facile de monter des côtes – comme des vélos électriques ou des liens mécaniques tels que des ascenseurs ou des funiculaires – fera nécessairement progresser le vélo. Si par exemple il y avait des remontées mécaniques des deux côtés du fleuve, à proximité du traversier, ça deviendrait une option beaucoup plus intéressante pour les gens qui ont à se déplacer quotidiennement d’une rive à l’autre de le faire à vélo, plutôt qu’en voiture. Ce genre d’infrastructure n’est pas gratuit, mais c’est beaucoup moins dispendieux, c’est certain, que de construire un troisième lien », a-t-il ajouté.
Mais c’est quoi, Monsieur Grandmont, les autres irritants des cyclistes ?
« Eh bien, je mentionnerais premièrement la crainte de se faire voler son vélo, et en même temps le manque d’endroit pour le stationner de façon sécuritaire. Les racks fancys qui ont été installés à différents endroits par la Ville, c’est vraiment le strict minimum. Il faut des racks pratiques, en grande quantité. Pourquoi ne pas avoir de vrais stationnements à vélo aux principales destinations des cyclistes, que l’on connait bien de toute façon (Lebourgneuf, l’Université Laval, le centre-ville, etc) ? Dans certaines villes, les stationnements à vélo offrent même un service de valet! Le premier incitatif pour utiliser la voiture, c’est connu, c’est le parking. C’est la même chose pour le vélo », a fait valoir Étienne Grandmont.
Nous roulions à ce moment sur la 3e Avenue à Limoilou. Nous avons dû nous arrêter à une lumière. En quittant la selle de son bicycle, mon interlocuteur m’a appris qu’il existe, à certains endroits dans le monde, des repose-pieds aux intersections afin d’éviter aux cyclistes de descendre de leur vélo.
« Améliorer un réseau cyclable, c’est une affaire de détails. Les cyclistes aiment ça se faire dorloter. Si c’est plus confortable et plus sécuritaire de se déplacer à vélo, plus de gens le feront, c’est évident. Ici, sur la 3e Avenue, l’aménagement n’est vraiment pas optimal. La bande cyclable se trouve à la gauche des stationnements, dans ce qu’on peut appeler la ‘’zone d’emportiérage », a-t-il remarqué.
Et de fait, en roulant, nous avions instinctivement tendance à nous tenir presque dans la voie de circulation des voitures, pour éviter d’être surpris par une portière indifférente à notre sort.
« La voie cyclable devrait être de l’autre côté des voitures, en bordure du trottoir, de façon que les cyclistes soient protégés de la circulation automobile par les véhicules qui sont stationnés. Au moment de refaire une rue, il faut penser à cela, car si on ne change rien, c’est qu’on n’a pas compris », a glissé le directeur général d’Accès transports viables.
Après avoir passé par la rue du Pont, traversé le boulevard Charest et tourné dans la petite rue avant le YMCA, nous avons été contraints de nous arrêter à l’orée du jardin Jean-Paul L’Allier, actuellement dévasté par les travaux. Comme toujours dans les moments de grande détresse morale, je me passais la main sur le front. Nous ne pouvions ni passer par-dessus, ni passer par en-dessous, ni passer à côté. Qu’allions-nous faire ?
« Tu vois, des détours sont suggérés pour les automobilistes. Chose fort rare, un détour est aussi suggéré pour les piétons. Mais il n’y a aucune alternative pour les cyclistes. C’est le genre de truc qui justement décourage les gens de se déplacer à vélo. C’est très dommage, d’autant plus que ces travaux entravent précisément une voie cyclable », a dit Étienne Grandmont, songeur.
Il nous a donc fallu virailler à travers les machines et les cônes pour atteindre je-ne-sais-trop comment la côte d’Abraham. Là, nous sommes descendus de nos vélos pour passer un « cordon de sécurité », puis nous avons dû rouler dans un stationnement mal entretenu, avant de rejoindre la côte Badelard. Pendant que je déployais des efforts surhumain pour dompter cette modeste côte sur mon vélo supercycle circuit acheté il y a 2 ans chez Canadian Tire, Étienne Grandmont filait à toute allure et sans effort sur son àVélo. « On se voit en haut! ».
Oui, c’est ça, Étienne. On se voit en haut. Tab***.
En haut, justement, un gros camion était stationné à l’extrémité de la côte. Pendant que je reprenais mon souffle et que je songeais inévitablement à l’inégalité naturelle entre les hommes (Tadej Pogacar n’aurait pas eu de mal, n’est-ce pas, avec la côte Badelard), le directeur d’Accès transports viables me faisait remarquer que les véhicules qui se stationnent dans les voies cyclables sont une autre source d’irritation pour ceux qui se déplacent en bicycle.
Le reste du trajet, sur la rue Philippe-Dorval, puis sur Turnbull pour éventuellement rejoindre la rue Fraser au coin de l’Avenue Cartier, s’est fait sans trop de peine. Malgré les dangers qui se trouvaient sur son chemin, Étienne Grandmont est arrivé sain, sauf et sec près de son lieu de travail. Quant à moi, j’étais détrempé, essoufflé et couvert de poussière, mais content tout de même.
J’ai emprunté le même trajet, à l’envers, pour revenir au bureau. En bas de la côte Badelard, deux enfants – ils avaient peut-être trois ou quatre ans, s’amusaient. Allez savoir comment, mais ils avaient trouvé une petite grenouille. L’un des deux agitait l’amphibien près du visage de l’autre, qui était apeuré. « Arrête ! Elle va me mordre ! », cria finalement ce dernier.
Est-ce que ça mord, les grenouilles ?
Un tour à l’atelier
Sur la rue des Sables, à l’atelier de Vélocentrix, le cycliste Michaël Gosselin m’attendait. On a parlé des mêmes irritants qu’avec Étienne Grandmont : le stationnement, les travaux, les véhicules qui se stationnent dans les pistes cyclables, la sécurité routière en général, etc. Sur ce dernier point en particulier, Michaël avait beaucoup à dire. Selon lui, ce que les cyclistes veulent, c’est d’abord et avant tout du respect.
« On entend tous les jours que les cyclistes sont dangereux, mais ce n’est pas vrai. Si tu fais du vélo et que tu tombes, tu ne vas pas mourir. Mais si tu tombes et que tu te fais passer dessus par une auto, là, ça n’ira pas bien. Faire du vélo, ce n’est pas dangereux. Faire du vélo avec une voiture derrière toi, oui », m’a-t-il expliqué.
« La ville a mis beaucoup d’énergie dans une campagne sur la courtoisie au volant. J’ai parfois l’impression que pour bien du monde, la courtoisie se borne à respecter les limites de vitesse. Mais je vois tous les jours des véhicules qui empiètent sur les pistes cyclables. Et quand on le fait remarquer poliment aux conducteurs, en tapant doucement dans leur vitre, ils se fâchent. »
Je n’ai pas su quoi répondre exactement à Michaël, alors j’ai amené la conversation ailleurs. « Dis, ça te dérangerait de regarder mon vélo ? Je crois qu’il a quelque chose qui cloche ».
Le diagnostic
Il y a en effet quelque chose qui cloche. Ça a pris deux secondes à Michaël Gosselin pour le voir.
« Il faut gonfler les pneus, sinon tu vas faire une crevaison. Le patin du frein arrière est pas mal fini, alors il faut changer ça sinon ça pourrait devenir pas mal dangereux. Ta chaîne, c’est plate, mais elle commence à être maganée. Si tu ne la changes pas rapidement, ça pourrait endommager ta cassette, et c’est exactement le genre d’affaire qui fait monter le prix des réparations », m’a-t-il conseillé.
Est-ce que je suis en danger sur ma bécane ?
« Ha ! Non, j’ai déjà vu bien pire, rassure-toi. Mais si tu te fais ramasser par une automobile, je ne suis pas certain que ton vélo tiendra le coup. »
Peut-être que Patrice pourrait gosser de quoi avec ses bouts de métal pour arranger ça…
G.C.
Super bon texte! Merci pour cette série d’article sur le vélo en temps de campagne électorale.
excellent texte, ludique, intéressant, informatif.