Victoria, Anthony et Jérôme, trois commis de bibliothèque en grève à Monique-Corriveau, ont le sentiment d’être les grands oubliés de leur propre conflit de travail, dont les termes sont négociés par leur syndicat (le TUAC) et leur employeur, l’Institut canadien de Québec (ICQ). Oubliés, mais aussi peu informés, tant des avancements des négociations que de leurs droits de grévistes face à la police municipale, qui agit plus ou moins sévèrement selon les quartiers.
Par Florence Bordeleau
En grève depuis mars
Quarts de travail sur appel, manque de flexibilité dans les demandes de remplacements ou de modification d’horaire, salaire peu compétitif (17,11 $ au premier échelon salarial), voilà le nerf (bien tendu) de cette guerre qui sévit dans nos bibliothèques municipales depuis maintenant plusieurs mois. « Très peu de gens grimpent les échelons salariaux, parce qu’on commence si bas qu’on se décourage et on part avant de pouvoir améliorer nos conditions », affirme Anthony. Il souligne ensuite que son employeur considère quant à lui qu’il n’y a pas de problème de roulement de personnel, car il n’a pas de problème à embaucher, bien qu’il ait du mal à garder les employés. « Si le salaire était bon, on voudrait rester à long terme, nous », indique le commis, dépité.
Une voix qui porte peu : les employés de bibliothèque gardés dans l’ombre du conflit
Le trio est d’ailleurs déçu de l’espace médiatique limité qui est accordé aux employés depuis le début de ce conflit de travail, conflit qui a entre autres conduit à l’annulation des festivités de réouverture de la bibliothèque Gabrielle-Roy. Au front des négociations et de la lumière médiatique se trouvent le syndicat des Travailleurs unis de l’alimentation et du commerce (TUAC) et l’Institut canadien de Québec (ICQ). Et ce sont de ces deux grands joueurs dont on entend le plus parler. Pourtant, on en sait finalement très peu sur l’avancée des négociations, les employés y compris.
Un syndicat qui fait le pari du silence
Le comité de négociation est composé de quatre syndiqués et de membres du TUAC. Ce comité négocie avec l’ICQ, mais « ce qui se dit en négo est gardé là, nous on n’est pas mis au courant. On le sait juste quand une proposition est faite », indique Anthony.
Selon Jérôme, le TUAC n’est pas habitué à négocier dans un système où l’arrêt de travail des employés ne provoque pas de perte d’argent pour l’employeur, ce qui peut expliquer la lenteur du processus. « Mais dans ce cas-ci, même un syndicat habitué de travailler au public aurait de la misère : le salaire dépend des fonds dont dispose l’employeur, et ces fonds-là ne viennent pas de l’employeur [de l’ICQ] : ils viennent de la ville ! » En effet, l’ICQ est mandaté par la Ville de Québec pour la gestion des bibliothèques – mais le bailleur reste malgré tout la municipalité. Ce dédoublement de l’employeur a conduit, à plusieurs reprises, à un jeu de ping-pong ralentissant les négociations.
Des employés de bibliothèque déterminés
Le TUAC dispose d’un excellent fond de grève, ce qui permet aux employés des bibliothèques de tenir le coup et continuer à refuser les propositions de l’ICQ qui restent, selon Anthony, Victoria et Jérôme, largement insuffisantes à chaque fois. « Notre relation avec l’ICQ n’est pas bonne, et ce depuis vraiment longtemps », affirme Anthony. « Une firme a été par le passé engagée pour mesurer notre taux de satisfaction en tant qu’employés. Les résultats ont lancé un signal d’alarme clair, que notre employeur n’a pas du tout entendu. Rien n’a changé. » La grève est donc selon lui portée par plusieurs années de tensions et de frustrations, bien que ce soit l’absence de contrat de travail consensuel qui, en mars 2024, ait été le déclencheur de ce conflit. La première offre proposée, datant de février, a été rejetée à 76 % par les syndiqués, agissant comme reflet de cet écart entre la volonté des employés et celle de l’employeur. « On ne peut pas, dans la situation économique actuelle, se contenter de compromis, on a besoin de changement immédiat et important dans la manière de fonctionner », ajoute Anthony.
Un employeur qui manque peut-être de délicatesse
Déçu, il ajoute « qu’avant les trois seules bibliothèques encore ouvertes l’étaient du mardi au samedi, mais là ils ont réduit ces plages horaires, ils ont enlevé deux jours. On s’explique mal ce changement outre qu’ils se préparent à prolonger les négociations… »
Mercredi dernier, l’ICQ a offert à ses employés non syndiqués et à son CA un repas, ainsi qu’une visite de Gabrielle-Roy – devant les grévistes. Interprété comme un geste de provocation, le syndicat a fait une « déclaration rapide et piquante » à ce sujet.
Les grands perdants de la grève
Les commis indiquent que la bibliothèque Monique-Corriveau, où ils travaillent, est un refuge pour plusieurs personnes du quartier. Beaucoup de gens viennent à tous les jours à la bibliothèque, que ce soient des étudiants des écoles secondaires à proximité, des retraités, des personnes en arrêt de travail, ou autres. « On connaît ces gens-là de nom, et ils viennent nous voir pour nous encourager sur les lignes de piquetage. À Monique-Corriveau, des jeunes viennent tous les jours, le midi, le soir, et là ils ne peuvent plus venir ou presque. On se demande bien où ils vont maintenant… Il n’y a plus beaucoup de lieux pour les jeunes, et encore moins des lieux où on n’est pas obligés de consommer pour rester », signale Anthony avec un brin d’inquiétude dans la voix. Une dame assise à côté de nous au café s’est d’ailleurs immiscée dans la conversation à ce moment-là pour manifester son soutien, mais aussi son grand désarroi devant la fermeture des bibliothèques, qui constitue pour elle un lieu de rassemblement avec ses amies.
Le droit à la liberté de grève étouffé par la police municipale
Au moment de nous séparer, Anthony n’a pu s’empêcher d’ajouter : « Ça me brûle d’en parler. Y’a un traitement différent entre les grévistes d’une bibliothèque à l’autre. À Gabrielle-Roy, la stratégie appliquée, c’est de faire du bruit le plus possible : sifflet, tambour, casseroles. À Monique-Corriveau, c’est toujours un peu plus tranquille (on est moins nombreux), mais depuis un bon mois on se fait menacer d’amendes pour tapage par des policiers. Ils viennent nous voir individuellement et collectivement. » De plus, alors qu’une collègue a mentionné à un policier qu’à Gabrielle-Roy, le bruit n’est pas sanctionné, son interlocuteur lui aurait simplement rétorqué que « Monique-Corriveau, ce n’est pas Gabrielle-Roy, il y a ici des habitations… » « C’est comme s’il y avait un enjeu de classe ! », s’exclame le Anthony. « À Sainte-Foy, c’est des beaux condos. Ça fait qu’on ne peut pas déranger, on ne peut pas faire de bruit… »
Cet écart de traitement expose, toujours selon Anthony, une différence de considération entre les citoyens de Saint-Roch et ceux de Sainte-Foy, ce qui dépasse largement les enjeux de la grève – alors que le droit à la liberté d’expression est pourtant, évidemment, exactement le même d’un quartier à l’autre.
En effet, Louis-Philippe Lampron, professeur de droit à l’Université Laval, spécialiste de la Charte des droits et libertés, souligne en entrevue que dans tous les cas, il y a prépondérance des textes des droits fondamentaux sur les règlements municipaux. Ainsi, les droits à la liberté d’expression, à la réunion pacifique et à la liberté d’association sont définitivement supérieurs à un règlement municipal sur la quiétude d’un quartier – peu importe dans quel quartier on se trouve. « Les manifestations viennent évidemment avec des inconvénients, et l’une des maîtres activités d’une grève c’est d’être entendu, ce qui implique des porte-voix, de demander aux automobilistes de klaxonner, etc. » Il explique que si le piquetage avait lieu à 23h dans quartier résidentiel, le règlement aurait peut-être un peu plus d’impact sur la manière de faire appliquer les règlements municipaux, mais dans une situation comme celle du piquetage, en plein jour, devant des bibliothèques en grève, le droit à manifester doit primer sur les règlements municipaux.
« Il y a une jurisprudence », ajoute-t-il, « et les policiers le savent. Mais la Charte n’empêche pas la contravention, elle permet seulement de la contester après coup. » Dans tous les cas, le fait que les syndiqués de Monique-Corriveau n’aient pas droit au même traitement que ceux de Gabrielle-Roy souligne des enjeux de classe importants entre la haute-ville et la basse-ville de Québec, enjeux qui se sont immiscés jusque dans la pratique policière du SPVQ.
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