Avant que j’aie le temps de refermer la portière, j’aperçois une fille maganée qui marche direct vers moi.
- As-tu ton téléphone? (Comme si elle me demandait c’est quoi mon hostie de problème.)
- Oui.
- Je peux tu appeler la police? Y a des gars chez moi.
Je compose le 911 et lui tends le téléphone. «Allô c’est X vous m’avez dans vos dossiers. Faut que vous venez, y a du monde chez nous.» La police me demande de rester auprès d’elle en attendant leur arrivée.
Elle s’assoit par terre, face à la rue. Je m’installe à côté d’elle. Elle me raconte sa vie dans un rythme effarant. Grandie en Gaspésie, arrivée à Québec, devenue toxico, puis prostituée, puis désintox plusieurs fois, puis rechute plusieurs fois. «Mais là, ça faisait deux ans que j’avais rien pris, je suis marraine dans les NA…» Je panique un peu de tant d’ouverture spontanée, je cherche les phrases qu’il faut dire. Dois-je faire ma compréhensive? Ma désinvolte? Ma mère Teresa qui a pitié?
Elle se lève, en panique. «Y a un gars assis dans l’auto stationnée juste là!». Je vérifie. «Il n’y a personne», dis-je en la regardant dans les yeux pour m’assurer qu’elle me croit. Ça la calme. Et ça suffit à me redonner confiance : je ne me demande plus quoi dire. J’écoute. Cela m’enlève au hamster dans ma tête pour me redonner à la situation. Ça semble la contagionner. Elle laisse tomber : «J’ai peut-être aussi halluciné pour les gars chez nous.» Et à m’expliquer comment, pour la première fois depuis longtemps, elle s’était permis une bière ce soir et que ça avait déboulé d’une substance à une autre, puis à une autre, puis à une autre. Elle me parle, me parle. Parfois, à la fin d’une phrase lourde («Mon chum va me crisser là parce que j’ai rechuté, il a tellement peur de mon passé, et là il va se dire je le savais je le savais»), elle jette sur moi des yeux d’écureuil, pleins de questionnements. Je la regarde pleinement. Et je me sens un peu superhéroïne, ma présence la nourrit. J’aime le moment.
Quand la voiture de police arrive, elle s’engouffre dedans et se perd dans des explications. Elle me jette un dernier regard, presque par accident – je n’existais plus. Je lui envoie un bec soufflé : «courage». Elle me fait la plus belle face du monde, très émue. Elle m’envoie aussi un bec soufflé. Puis elle repart aussitôt dans sa conversation avec les forces de l’ordre.
Trois ou quatre années ont passé depuis cette soirée-là, à laquelle j’ai tellement souvent repensé. J’ai dû en conclure que le moment m’avait très sûrement nourri plus qu’elle.
On divise les citoyens en deux catégories de gens : des contribuables et des gens dans le besoin. Sans penser que tout ce beau monde est habité par une même faim : celle de se sentir directement utile aux autres, celle de se sentir lié. Mais dans une société où les valeurs individualistes délient consciencieusement tout ce qui se trouve sur leur chemin, les gens dans le besoin sont pognés pour aller chercher de l’aide auprès de formulaires et de fonctionnaires désensibilisés, et ceux qui souffrent de manque de sens sont pognés pour vivre au milieu de leurs possessions avec le sentiment croissant de leur vanité. L’un n’en souffre pas moins que l’autre, et le contribuable qui chiâle agressivement devant les «profiteurs» du bas de l’échelle devrait peut-être s’arrêter au milieu de son cri et se demander d’où lui vient toute cette souffrance. Il se rendrait peut-être compte qu’il est, lui aussi, une personne dans le besoin.
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